Evguéni Zamiatine, L’inondation

L'Inondation

L’inondation d’Evguéni Zamiatine, éditions Actes sud – traduit du russe par : Barbara Nasaroff, 71 pages.

Sophia sentit que ces nuages n’étaient pas au-dehors, mais en elle, que depuis des mois ils s’amoncelaient comme des pierres, et qu’à présent, pour ne pas être étouffée par eux, il fallait qu’elle brise quelque chose en mille morceaux, ou bien qu’elle parte d’ici en courant, ou encore qu’elle se mette à hurler…

Dans le petit appartement de Pétersbourg, toutes les nuits, Trofim Ivanytch se tourne vers sa femme Sophia. Mais celle-ci, à presque quarante ans, ne lui a toujours pas donné d’enfant. Elle sent que son mari songe à la quitter. Quand leur voisin le menuisier meurt, laissant sa fille Ganka seule au monde, Sophia propose à son mari de recueillir l’enfant, en fait presque une jeune fille. Trofim Ivanytch accepte avec joie. Il semble alors que la vie soit enfin revenue dans la maison. Trofim Ivanytch ne porte plus la barbe, il a retrouvé son rire. Mais bientôt Sophia ne peut plus supporter la complicité exclusive entre Ganka et son mari, le tête-à-tête quotidien avec la jeune fille, le regard vert de chat que celle-ci pose sur elle en silence. Elle se met à errer dans les rues, finit par trouver refuge à l’église. Un jour que le prédicateur est emporté par une crise de haut mal, elle rentre à l’improviste et découvre que Trofim Ivanytch et Ganka sont devenus amants. Malgré le choc, Sophia ne voit pas d’autre solution que de continuer à vivre. Chaque nuit désormais, elle entendra son mari rejoindre Ganka dans la cuisine. Elle supportera son humiliation en silence, jusqu’à ce qu’un jour la Neva déborde, emportant des milliers de corps vers la mer. Comme le fleuve, la colère et le désespoir de Sophia finiront eux-aussi par tout emporter.

L’histoire pourrait être d’une terrible banalité, un fait-divers, un drame passionnel de plus. Pourtant, ce petit livre de  quatre-vingt-sept pages est un chef-d’œuvre absolu.

L’art du récit y est poussé à la perfection. L’écriture, elliptique et précise, est sculptée comme dans un poème en prose. Pas un mot n’est en trop. Chaque phrase concourt à augmenter la tension psychologique, jusqu’au dénouement final. Dès la première page, on perçoit le grondement de la chaudière dont s’occupe Trofim Ivanytch, la montée des eaux, la poussière de charbon qui envahit tout. Lorsque Ganka apparaît, son personnage est campé en quelques traits, le drame est déjà en route. « Ganka sentait le chaud, elle respirait rapidement, on voyait frémir sa lèvre supérieure qui portait un petit grain de beauté noir. » Pour Sophia, Ganka est l’enfant qui lui a été refusé, un cadeau que lui offre le destin, mais elle est aussi une menace. Elle le sait sans doute confusément, puisqu’elle se prend aussitôt à détester cette odeur, cette lèvre frémissante et son grain de beauté. Mais comme le fleuve, le destin des personnages est inexorable. Ce qui est lancé dès les premières lignes doit aller à son accomplissement.

Cette histoire courte, presque une nouvelle, par la densité de son écriture, par la force évocatrice des images, laisse quand on la quitte une trace durable dans la mémoire, comme pourrait le faire un long roman. Cette plongée dans l’âme humaine, dans les sentiments extrêmes qui peuvent naître dans l’esprit de la plus humble des femmes inscrit ce récit dans la lignée des plus grands romans russes, ceux de Gogol ou Dostoïevski.

Evguéni Zamiatine est également l’auteur de Nous autres, une contre-utopie qui inspira Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, et 1984 de George Orwell. La critique implicite du régime stalinien que contient cet ouvrage le poussa à s’exiler. Il mourut à Paris en 1937.

 

Un commentaire sur “Evguéni Zamiatine, L’inondation

  1. J’avoue Avoir un peu oublié ce petit chef-d’œuvre. Votre excellente critique me permet de me le remémorer avec, effectivement, tout ces petits riens, ces détails parfois insignifiants qui « parlent « .

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