Faux-Miroir par Didier Fernandez

ALTEYRAC, Bernard, Faux-Miroir. Gallimard, avril 2018, 217 p.  mots clés : 2018, Bernard Alteyrac, France, Grande Guerre, roman

Ce qui remplit notre monde mental, ce n’est pas le réel, c’est la représentation du réel. Boris Cyrulnik, Ivres paradis, bonheurs héroïques, 2016

Faux-Miroir : bois communal de Contrisson  ( Dictionnaire topographique de la France comprenant les lieux anciens et modernes http://cths.fr/dico-topo/le-cths/entreprise-editoriale.php) Contrisson (code INSEE 55125) est une commune française située dans le département de la Meuse, arrondissement de Bar-le-Duc.

Dimanche 2 août 1914, Adrien Juvénal est mobilisé ainsi que son ami, le comte Henri de Villecroze. Le train va les conduire de Pertuis puis Avignon vers le Nord-Est et la guerre. Plus tard, le journal de Gabrielle de Villecroze alterne avec le regard porté par l’arrière…

Deux approches d’un même temps mais aussi des retours en arrière mémoriels qui permettent d’abriter des non-dits que la suite du récit se devra d’éclaircir. Singularité du romanesque… Le style de Bernard A est d’accompagner la musique des jours enfuis, des sensations perdues, une recherche d’un temps moins forcément perdu qu’accessible uniquement dans des souvenirs quasi évanescents dont la trace ne persiste que par des touches impressionnistes sensuelles (des tessons de bleu, la note pure et répétée de la petite cloche, une odeur de garrigue…). On est aussi bien du côté de Giono (Adrien), où les noms chantent leur enracinement (Chassaud, Dol, Goyrand, Isnard, Théric), que de celui d’Alain-Fournier où on soupire de retrouver le parc et Augustin…  On comprendra que B A joue avec des références conscientes (ah, l’abbé Jeannin !) ou pas (On écrit ce qu’on ne dit pas, affinerait Cyrulnik) comme il joue avec les lieux de son enfance. Il suffit qu’un nom glisse vers un autre, qu’un souvenir d’enfant devienne une aventure romanesque pour que le récit s’enclenche. Et l’ancrage dans le réel autorise la folie de la Grande Guerre, lentement d’abord avec son transport en train puis sa longue marche. L’attente, enfin, comme dernier sursis. Chaque moment fonctionne dans un temps suspendu dont la durée réelle varie suivant la perception qu’en a Adrien (témoin et pivot du récit) pendant que sa mémoire le projette à l’improviste dans le passé; la lenteur des choses ne prévient pas la brutalité des jours à venir et ces soldats ballotés par l’Histoire vivent au début un quotidien qui paraît dérisoirement banal et illusoirement paisible. Le récit est parfaitement documenté, recréant minutieusement un univers disparu (la taillole) et cette précision maniaque d’un entomologiste rigoureux ne peut que troubler : à quoi correspond-t-elle en 2018 ? Il s’agit là d’un didactisme trompeur ! Et puis l’idée n’était pas encore dissipée que tout cela pouvait bien n’être qu’un vaste simulacre. (p. 38) !

Faux-Miroir, c’est d’abord la fin d’un monde, celui du patriarcat (la rigidité du bon droit), l’émergence du féminisme (la souplesse de l’intelligence) et un récit initiatique. Armé de son bon sens, Adrien offre le regard désenchanté de Bernard A, moraliste nécessairement fataliste qui sait ce qu’il en coûte de déranger certains équilibres. Alors, ce faux roman historique choisit le prétexte de son sujet pour organiser des échos entre ses scènes, mani(pul)ant les doutes autant que les ellipses, mettant en parallèle la découverte de vérités et celle de la barbarie moderne. Les  personnages traversent le miroir, accédant à une autre réalité. La fleur au fusil finit par embaumer des tombes. Nous sommes dans le même univers que Mistral Noir (les lieux, les rapports au père difficiles, un regard clinique sur les morts,…) si ce n’est que la narration a évolué, se faisant plus complexe, affinant les dialogues et exploitant ici la forme du journal intime apocryphe, comme pour rendre plus obsessionnellement personnel l’aspect composite, versatile, de son histoire.

Le moraliste s’arme d’espoir (l’enseignement) comme il gomme l’injustice d’une réputation calomnieuse. On se retrouve dans la diversité d’appréciation d’une époque comme le développait l’adaptation de Retour à Howard’s End (1992) par James Ivory (je n’ai pas lu le livre de EM. Forster) : Gabrielle de Villecroze (magnifique personnage, fort joliment esquissé) possède l’enthousiasme et la ténacité de Helen Schlegel (Helena Bonham Carter à l’écran) alors que le caractère résigné et amer de l’arrière fait penser au chef d’œuvre de Maurice Pialat, La maison des bois (1971).

Les références s’avèrent nombreuses : outre les romans cités, on peut aussi penser à Louis Pergaud (le monde paysan d’avant 14) ou même aux Aristocrates (1954) de Michel de Saint Pierre, etc. Si notre génération a grandi à l’ombre d’une guerre (la Seconde), nombre de nos références littéraires s’accrochent à la Première, la « Grande » comme on disait alors.

À l’origine le titre était Quatorze. Oui, mais Jean Echenoz y avait pensé aussi, en gardant la primeur, ce qui fait que le sujet devient moins évident, bascule vers autre chose. Le titre me semble avoir quelque peu phagocyté le sujet, la perspective étant différente est déplacée en rétrovision vers un romanesque intimiste chargé de nostalgie autant que de mélancolie.

Extrait (au moins les 53 premiers mots) : « Il nous dirait un jour que la guerre était venue à lui sous les traits d’un enfant blond, un berger des temps anciens. Il avait travaillé dur ce jour-là, sur les pentes de la colline des Oures, à réparer les murets de pierre sèche qui tenaient ses oliviers accrochés au versant. Une tâche pareille, en été, ça vous casse les reins, ça vous sèche la dévotion. »

http://www.lacauselitteraire.fr/faux-miroir-bernard-alteyrac https://www.famillechretienne.fr/livres/litterature/romans/faux-miroir-240598 https://carnetsdevy.com/2018/05/24/faux-miroir-bernard-alteyrac/

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