La grande Beune, de Pierre Michon, éditions Verdier, 88p.
Ce visage royal était nu comme un ventre : là-dedans les yeux très clairs qu’ont miraculeusement des brunes à peau blanche, cette blondeur secrète sous le poil corbeau, cette énigme que rien, si d’aventure vous possédez ces femmes, ni les robes soulevées, ni les cris, ne dénoue.
L’argument de la grande Beune est mince. Jeune instituteur, le narrateur prend son premier poste dans un village du Périgord, Castelnau. On lui a confié le cours élémentaire. Nous entrons avec lui dans ce petit monde. Il y a Hélène, qui loge l’instituteur dans son « auberge rouge » où règne en divinité tutélaire un renard empaillé. Il y a Jean, le fils de l’aubergiste, pêcheur de carpes et gloire locale, les enfants, bien sûr, et surtout la buraliste, Yvonne, beauté brune à la chair blanche, au port de reine. À sa première rencontre, le narrateur se prend pour elle d’une passion violente et sensuelle. Il déploie de piteuses ruses pour attirer l’attention de la belle, achète le Monde qu’il ne lit pas, fume trop. Tout ceci en vain, car la belle vit avec un autre des amours brutales dont elle porte parfois les traces sur la peau. Au pied du village coule la Beune en crue. Le plus souvent, il pleut. On n’en saura pas davantage.
Alors quoi ? D’où vient que ce livre a ses adeptes qui le relisent et le dégustent à petites gorgées, en parlent entre eux comme d’un vin rare ou d’une contrée secrète inconnus de la foule ? On a envie de répondre : lisez et croyez. Mais ça ne suffit pas.
On pourrait dire que ce livre est fait comme un poème, raboté et poli à l’extrême – comme toutes les œuvres de Michon, qui n’encombrent guère les étagères. Dix centimètres, et vous avez tout. On aimerait de beaucoup de nos auteurs contemporains qu’ils se répandent aussi peu. Du poème, ce livre a la densité d’images : celle d’Yvonne sur ses hauts talons coupant à travers champs sous la pluie pour rejoindre son homme, croisant sans le voir l’instit posté inlassablement sur son chemin, celle de la tribu des enfants portant de maison en maison sur une perche le trophée d’un renard mort pour glaner des sous et des œufs, Jeanjean, l’amant d’Yvonne, éclairant soudain une grotte immense et vierge de tout dessin – nous sommes près de Lascaux – après avoir guidé le narrateur et son amie le long de galeries obscures et annonçant triomphalement : « Comme vous pouvez le voir, il n’y a rien. » Du poème il a la profondeur de l’expression, chaque mot compté, poussé aux limites de son sens, tissé serré avec tous les autres comme se tissent les images à travers l’espace et le temps. Car il y a un temps dans cette histoire, même s’il ne s’écoule pas comme le nôtre, mais tourne en boucle, faisant coexister les premiers hommes, peintres de grottes et tailleurs de silex, et les pêcheurs modernes, déballant leurs prises sous le renard empaillé, la buraliste sur ses talons hauts et les vénus callipyges taillées dans le bois des rennes néolithiques. Du poème il a la matière sonore. Car même en le lisant seul dans le silence, on sent sur la langue le dur ou le fondant, l’amer ou le sucré de ses phrases.
C’est un poème, mais c’est un roman aussi. Ses personnages vivent et continuent à vivre longtemps dans la mémoire du lecteur, pleins de vie et de chair, à l’image d’Yvonne, sans doute un des plus beaux personnages de femme de la littérature.
Le lecteur exigeant qui cherche en vain son bonheur dans la production actuelle trouvera l’œuvre de Pierre Michon comme un assoiffé trouve une source. Celle-ci ne donne qu’un filet d’eau, mais elle est pure et revigorante.
Bref, vous devez lire ce livre pour les enfants qui bougent les pieds quand ils pensent, quand ils pleurent, pour les sequins d’Yvonne, parce qu’il vous rendra bien chaque minute que vous lui aurez donnée.
Comment ne pas lire ce livre après un article aussi enthousiaste !
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Et il se dévore tout en exigeant une attention soutenue. On ne lâche pas sous peine d’être éjecté. On n’arrête pas de crainte de rester en arrière. Une densité, un objet compact, une découverte, un étonnement. Le déploiement d’un désir intense. Et d’une certaine cruauté. Et si le temps y tourne en boucle c’est aussi par un retour de certains mots qui semblent toujours relancer le mouvement (du moins ce que j’ai perçu). Mais alors qu’est-ce qu’il pleut dans ce livre ! Et pourtant c’est d’une simple goutte d’eau dont je garde un souvenir précis. Merci pour ce conseil de lecture.
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Ah, chère ‘vy, comme vous lisez bien Michon !
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