Hubert Nyssen, Les déchirements

Le décès subit de Jean-Paul Capitani me remet en mémoire ma rencontre avec Hubert Nyssen avec qui il avait créé Actes Sud, et le privilège qui m’avait alors été donné de lire, encore sous sa forme de manuscrit, son roman Les déchirements. La figure de l’éditeur a sans doute fait un peu oublier le puissant écrivain qu’était Nyssen. Il m’avait demandé de lui donner un retour de ma lecture. Voici un extrait de ma lettre d’alors.

Les sentiments qui émergent de cette lecture sont complexes comme le livre lui-même. Il ne suffit pas de dire l’art du conteur, la maîtrise d’un artisan dont la matière est cette langue hautaine et limpide qui se donne à entendre autant qu’à lire.

Le livre semble d’abord nous mettre en quête d’un passé, celui du frère disparu, de cette aventure non vécue qui a miné son couple mais assez vite les chemins de la mémoire se révèlent semblables à ces labyrinthes de verre qu’on dresse dans les foires. Le passé ne peut être atteint, il s’échappe à peine entrevu à travers les filtres des témoignages rapportés d’une parole à l’autre, de la parole à l’écrit. Et quand le souvenir semble se dessiner, sa réalité est remise en cause par de nouvelles révélations.

La réalité a de multiples peaux, comme un oignon ou plutôt, comme un oignon, elle en est constituée : ôtée la dernière peau, que reste-t-il ? Les reflets se renvoient l’un l’autre, comme dans les tableaux des maîtres flamands. Les récits directs ou rapportés s’emboîtent au point que les pronoms sont quelquefois ambigus et qu’il arrive qu’on doive remonter dans le texte pour les interpréter.

Les images sont partout, tableaux, films, photographies, jamais vues en premier plan, mais racontées, descriptions rapportées d’images menacées d’effacement, et jusqu’à ce lambeau d’un cliché disparu que j’ai pris pour un indice. Sophie n’existe pas, il n’y a rien à chercher là.

Au centre de cette construction, le mal absolu.

Et ces hésitations, cette retenue, comme si le lecteur était averti : il est encore temps, pose le livre.

Une fois l’horreur installée, plus d’échappatoire. Le narrateur dans l’épilogue le dit clairement, même s’il ne s’agit pas de la même jeune femme, qu’importe. Si une seule a été suppliciée, alors toutes l’ont été. Quant au lecteur, il ne lui est même pas permis de se dire que ce qu’il a en mains est une fiction, il sait que les bourreaux sont réels ; il ne lui est pas permis non plus de se dire que ces temps sont révolus, car ils ne le sont pas. Comme le dit Valentin, p. 194, « je l’ai rouvert, ce livre maudit ». Le livre maudit se rouvre de lui-même.

Un livre beau et puissant, et, comme celui de Jean de l’Apocalypse, doux à la bouche, mais amer aux entrailles.

Hubert Nyssen, Les déchirements – Actes Sud, Un endroit où aller

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