(Photo Creative Commons)
Vous savez tout de ces rencontres, dans des wagons trop chauffés, les nuits de grands départs. Le voisin laisse tomber sa tête sur votre épaule et vous le repoussez, avec douceur d’abord, puis un peu plus rudement, et ses yeux s’entrouvrent sans vous voir, voilés d’un rêve mou.
Il y a comme toujours un militaire, et une mère épuisée tenant sous son aile ses marmots endormis. Ceux-là on leur octroie de bonne grâce un peu d’espace depuis qu’ils ont cessé de piailler et de se poursuivre en écrasant les pieds de tout le monde. Il y a encore un couple de tout vieux qui s’efforcent de ne pas s’endormir, de crainte sans doute de manquer leur station. La vieille a sur ses genoux un panier avec le casse-croûte plié dans un torchon à carreaux rouges et ils mâchonnent un saucisson qui sent fort, ça dégoûte un peu mais ça fait envie.
Et puis il y a cette jeune fille en face de vous, et comme vous n’osez pas lever les yeux sur elle, vous faites mine de regarder par la fenêtre les grandes ombres qui défilent mais c’est son reflet que vous voyez, et parfois ce reflet lance au vôtre un regard furtif ou peut-être est-ce la nuit qu’elle regarde à travers vous.
La jeune fille lit un roman, mais de l’auteur vous ne savez rien, sinon qu’il est de ceux dont les œuvres s’empilent dans les vitrines des libraires. Vous aimeriez qu’il s’agisse d’un livre que vous aimez, un livre difficile mais dont les subtilités vous sont familières, et sur lequel vous pourriez disserter avec brio. Vous cesseriez ainsi de n’être pour elle qu’un élément du décor comme un autre, une vague silhouette qu’elle aura oubliée avant même d’être descendue sur le quai. Alors peut-être à ce livre serait lié le souvenir de votre visage, de votre voix, et qui sait si en le retrouvant sur une étagère elle n’aurait pas une pensée pour vous ? Mais hors des livres vous ne savez pas tenir une conversation plus de cinq minutes et le temps qui passe ne fait que rendre plus difficile le moment de lui parler. Les heures de silence s’accumulent entre vous et elle comme des congères impalpables, mais qu’on ne peut franchir.
Elle est montée avant vous et vous ne savez pas si la valise en cuir éraflée est à elle, ou bien le sac à dos. Vous cherchez des indices sur ses vêtements, mais ceux-ci ne vous apprennent rien : elle porte l’uniforme des gens de son âge, le vôtre. Le curieux petit bonnet tricoté au crochet d’où dépassent des mèches indisciplinées vous fait pencher pour le sac à dos, mais le gros roman irait mieux avec la valise.
A votre tour vous sortez un livre de votre poche, et vous ressentez un peu de vanité qu’il soit d’une lecture peu courante, un peu difficile, Gombrowicz ou Witzkiewicz, en tout cas un auteur polonais, enfin un nom à nombreuses consonnes. Vous vous sentez vieux et sage, bien que vous ne soyez guère plus âgé que la jeune fille, en un mot vous vous sentez intéressant, et vous trouvez dommage que cette jeune personne n’en sache rien.
Mais il est bien tard. Vos paupières se ferment et votre nuque se relâche et quand vos yeux se rouvrent, elle n’est plus là.
Un moment vous pensez qu’elle est descendue à un arrêt mais vous n’avez dormi que quelques minutes. Le sac à dos est toujours là, comme la valise de cuir, et le roman est posé sur le siège, le côté du titre caché. Sans doute est-elle seulement sortie dans le couloir. Là peut-être vous réussirez à lui parler. Après tout le couloir est un lieu où aucune tradition de silence ne s’est établie entre vous. Vous vous levez, pardon, pardon, et aussitôt dans le couloir vous refermez la porte coulissante du compartiment, mais il n’y a personne. Elle a dû aller aux toilettes en bout de wagon et maintenant vous ne pouvez plus reculer et vous allez passer pour un espion. Alors vous allumez une cigarette dont vous n’avez pas envie pour vous donner une raison d’être là, mais la cigarette se termine et elle n’est pas revenue, aussi vous retournez à votre place et à votre Polonais.
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Tout de même elle en met du temps. Elle a dû rester dans le couloir, mais maintenant vous ne pouvez plus y retourner sans que votre manège devienne transparent à tous ces gens qui vous surveillent du coin de l’œil.
***
Et voilà que c’est au tour du bidasse de se lever. Il avait l’air de bien dormir, celui-là, avec son visage de brave garçon un peu sanguin. On voit déjà comment il vieillira : vite chauve, rougeaud, et le premier infarctus à cinquante ans. Est-ce qu’il aurait des idées ? Pauvre type. Vous croyez déjà entendre la phrase glacée avec laquelle elle accueillera ses avances pataudes et vous souriez tout seul, le visage penché sur votre livre.
Mais dix minutes passent et personne ne revient. Serait-il possible que… Après tout que savez-vous de cette fille ? Entre lire des romans de gare et écouter l’inepte baratin de ce type, le chemin est finalement bien court. Du coup vous décidez de dormir pour de bon, en vous appuyant sans vergogne contre votre voisin de droite. Mais le sommeil ne vient pas, vous êtes sur le qui-vive, guettant malgré vous le retour des deux jeunes gens, et vous vous sentez confusément trahi.
Si encore il n’y avait pas le regard des autres, dans le compartiment. Évidemment ils ont lu dans vos pensées, c’était facile, et maintenant, ils contemplent votre défaite. En tout cas ceux qui sont encore éveillés, comme la mère des deux mioches. Tiens mais au fait, où est l’autre ? Il n’y en a plus qu’un qui dort la tête dans le giron de sa mère. Il y en avait bien deux, non ? On les a assez entendus. Lui aussi a dû aller au bout du wagon, d’ailleurs sa mère n’a pas l’air d’être inquiète.
Tout de même après un quart d’heure elle se lève pour aller le chercher, posant doucement la tête du deuxième sur un chandail plié, pour éviter qu’il se réveille. Mais aussitôt qu’elle a franchi la porte, le gamin ouvre les yeux et part à sa poursuite.
C’est bizarre, n’est-ce pas, que le compartiment se vide ainsi au beau milieu de la nuit. Il n’y a plus que vous, les deux vieux qui ont fini de ronger leur quignon et fixent le vide devant eux et le type endormi. Et puis tant pis pour ce qu’ils pensent, vous sortez pour jeter un coup d’œil dans le couloir. Personne.
Cette fois vous commencez à trouver cela plus que bizarre et une drôle de petite bête froide vient pincer le creux de votre estomac. Mais aussitôt vous vous traitez d’idiot. Il doit y avoir un wagon-bar quelque part où le bidasse régale la fille des joyeux épisodes de la vie de caserne pendant que les deux lardons se gorgent de limonade.
Mais quand vous vous retournez vers le compartiment dont vous avez laissé la porte ouverte la petite pince froide serre plus fort, car le type n’est plus là. Comment a-t-il pu sortir dans votre dos sans que vous le remarquiez ? Cette fois vous vous adressez carrément aux deux vieux avec un sourire un peu forcé : Dites donc, on dirait que tout le monde a déserté, hein ? Mais votre humour ne semble pas les atteindre, ils vous regardent à peine et leur visage prend même la rigidité qu’on oppose d’habitude aux mendiants et aux ivrognes qui vous attrapent par la manche dans la rue. Alors vous insistez : Hé, vous savez où ils sont tous allés ? Mais cette fois ils se lèvent tous les deux d’un air outré. L’homme vous bouscule sans ménagement et tous les deux se précipitent dans le couloir puis vers le bout du wagon et vous les regardez cheminer péniblement le long du couloir en rebondissant d’une paroi à l’autre et enfin disparaître par la petite porte battante.
Alors vous vous dites qu’est-ce que c’est que cette histoire ils se sont donné le mot pour me faire peur quel jeu idiot mais la petite pince serre fort alors vous ouvrez la porte du compartiment suivant quel jeu idiot il est vide vide aussi le suivant vide comme tout le train maintenant vous le savez avant même d’avoir franchi l’espace âcre et plein de vacarme du soufflet entre les wagons et dehors ce ne sont plus la campagne et la lune qui défilent devant les fenêtres mais la paroi froide et noire d’un tunnel sur laquelle dans un rectangle de lumière pâle se projette votre pauvre silhouette et dans le grondement de l’acier votre cri dérisoire se perd vers quelle fin nous n’en saurons rien car là où ce tunnel finit nous ne vous suivrons pas.