La pêche au saumon, de Jeannette Haien, traduction de Cyril Veken, Éditions Joëlle Losfeld, 158 p.
Au cours de l’après-midi, alors qu’il était en train de lancer depuis la partie aval du parcours, il vit en se retournant les ravages produits par ses efforts de la journée : la berge n’était plus que bruyère écrasée et ajoncs piétinés : les ravages du désir.
Il ne fait pas un temps à pêcher le saumon. Il pleut, la rivière est trop haute, les moucherons sont déchaînés. Le seul guide disponible est un jeune homme sans expérience. Contre tous les avis, le père Declan de Loughry s’acharne à lancer sa ligne. Mais ce n’est pas seulement le saumon que le prêtre traque sous ces eaux troublées. Un secret vient de lui être révélé : celui que cachait le couple d’Enda et Kevin. Ce dernier vient de mourir. Il a avoué au père Declan qu’Enda et lui n’étaient pas mariés, mais il n’a pas eu le temps d’en donner la raison. Ce sera donc à Enda de parler. Elle refuse de le faire en confession. Pourtant très pieuse, elle considère que ce qu’elle a à dire ne concerne pas Dieu. C’est à l’ami et non au prêtre qu’elle veut s’adresser. Le père Declan résiste, essaie de s’en tenir à son rôle, mais Enda lui pose un ultimatum : ce sera maintenant, ou jamais. Le prêtre cède et accepte d’entendre l’histoire. Enda révèle alors au père Declan le mensonge avec lequel elle a vécu avec Kevin depuis presque cinquante ans. Leur secret n’est en rien extraordinaire. Il ne fait pas l’objet d’un long suspense : Kevin et Enda étaient frère et sœur. Elle raconte leur enfance dans le Donegal, la mort de la mère, l’alcoolisme du père, les mauvais traitements et les coups. Leur père dans son délire a pris l’habitude d’enfermer les deux adolescents dans l’ancienne chambre des parents. Ils décident de s’enfuir. Partout où ils s’arrêteront, ils se feront passer pour mari et femme. Quand ils trouvent enfin la maison de leurs rêves, ils laisseront les gens croire qu’ils forment un couple, de crainte de se voir imposer un destin qu’ils n’auraient pas choisi. Tout en essayant les mouches l’une après l’autre en se remémorant le récit d’Enda, le père Declan essaie d’y voir clair en lui-même. Pourquoi le récit d’Enda le remue-t-il aussi profondément ? Y avait-il des signes qu’il n’a pas vus ? Quels sont au juste ses propres sentiments envers cette femme ? S’est-il mis en danger en acceptant de sortir de son rôle de prêtre ? C’est l’empathie qui triomphera plutôt que l’obéissance aveugle aux règles de la religion et de la société.
L’histoire d’Enda et Kevin nous parvient à travers les réflexions du père Declan, pendant l’après-midi qu’il passe à poursuivre le saumon. Mêlée à ses considérations sur la pêche, elle constitue une profonde méditation sur ce qui est juste ou non, sur l’amour, la solitude, sur les contraintes qu’une société conservatrice fait peser sur la vie des gens. La transition entre les différents niveaux du récit pourrait être source de confusion, mais l’auteur parvient à passer de l’un à l’autre avec beaucoup de simplicité et de grâce. Le style est simple, direct, comme le ton qu’Enda adopte, une fois sa résolution prise de parler. Pourtant ce qui n’est pas dit est peut-être aussi important que ce qui est dit et c’est sans doute de là que le livre prend sa profondeur.
Il s’agit du premier roman de Jeannette Haien, par ailleurs pianiste de concert et professeur de musique, édité alors qu’elle était âgée de 63 ans.
Bref, vous devez lire ce livre pour le travail délicat de conduite du récit, pour l’humanité des personnages, pour la morale qu’il contient, même si ce n’est pas celle qu’on pourrait s’attendre à y trouver.