Trois lettres
Le fusil de chasse, de Yasushi Inoué, traduit par Sadamichi Yoköo, Le livre de Poche
Dès que ma pensée se porte vers vous et Mère, tout ce qui m’entoure devient autre.
Le saviez-vous ? En plus des trente couleurs au moins que contient une boîte de peinture, il en existe une, qui est propre à la tristesse et que l’œil humain peut fort bien percevoir.
Le narrateur, à la demande d’un ami d’enfance, a publié un poème dans une modeste revue destinée aux chasseurs. En le relisant, il réalise à quel point son ami a dû être embarrassé d’avoir à l’insérer, car il n’exprime en rien une vision de la chasse qui puisse rejoindre celle des lecteurs de la revue. Il s’attend donc, quand il reçoit une lettre quelques semaines plus tard, à essuyer des protestations. Or, il ne s’agit pas de cela. Son correspondant, Misugi, a cru se reconnaître dans le personnage de chasseur solitaire décrit par le poème. Il fait suivre son envoi de trois lettres qu’il a lui-même reçues et qui constituent une forme de confession. La première est écrite par Shoko, la fille de sa maîtresse, la deuxième par Midori, son épouse et la troisième par Saïko, sa maîtresse elle-même. Voici qui constitue la trame de ce roman d’à peine quatre-vingt-huit pages, pourtant considéré par beaucoup (et par moi) comme un chef-d’œuvre.
Dans la première lettre, la jeune fille révèle qu’à la mort de sa mère, elle a lu le journal de celle-ci au lieu de le brûler comme elle le lui demandait. Dans la seconde, Midori, l’épouse de Misugi, lui révèle qu’elle n’ignorait rien de la liaison de celui-ci avec Saïko, et ceci depuis le tout début de leur mariage. Dans la troisième , c’est Saïko elle-même qui s’adresse une dernière fois à son amant.
La forme du roman épistolaire se prête naturellement à la multiplicité des points de vue. Ici, elle est en plus secondée par une construction d’une grande virtuosité. Ce qui frappe le plus dans cette œuvre, c’est l’extraordinaire concentration du texte. Chaque phrase est à sa place, tout converge vers l’expression d’un malaise profond, le malaise auquel conduit une vie passée dans le mensonge et qui trouve son paroxysme dans la mort choisie par Midori, au terme d’une longue agonie. Le lecteur ne comprend les faits que lentement, au travers des trois textes écrits à la première personne. À mesure qu’il avance dans sa lecture, la complexité des rapports entre ces trois femmes se révèle. Il est poussé à s’identifier tour à tour à chacune d’entre elles, à adopter leurs points de vue pourtant impossibles à concilier. Ce qui finit de se construire, à la fin, c’est la figure de l’homme tout puissant autour duquel s’est bâti le drame, le chasseur solitaire dont parlait le poème.
La situation pourrait être banale. Après tout, il ne s’agit que d’une simple histoire d’adultère. Mais comme souvent dans la littérature japonaise c’est dans la subtilité de l’analyse et dans la poésie de la vision que se révèle toute la richesse humaine, toute la complexité du drame qui se joue entre les personnages. La nature est toujours présente, nous sommes bien en Extrême-Orient. Elle est tantôt le théâtre des vicissitudes humaines comme le mont Amagi où erre le chasseur, tantôt le reflet symbolique de l’enfermement ou mensonge, comme une fleur artificielle dans une boule de verre où le serpent qui selon Misugi se cache en chacun de nous. Parfois elle est allégorie du destin, quand une barque brûle sur la mer, annonçant au couple que son amour interdit le mènera à sa perte.
Bref, vous devez lire ce livre pour la perfection du style, pour la poésie des images, parce que c’est une des plus subtiles histoires d’amour de la littérature mondiale.