Peut-être est-ce ici qu’il faut commencer, devant la noble demeure aux persiennes closes, au mois de mai de l’année 1946. Le temps est assez doux pour autoriser la robe légère, les bras nus. La jeune fille a mis un ruban dans ses cheveux, en l’honneur du photographe, ou bien parce que c’est ainsi qu’on se coiffe à quinze ans, dans ce printemps d’après-guerre. Les maîtres sont absents, en voyage sans doute. La pelouse à l’abandon se donne des airs de prairie et les orties ont conquis la haie. La jeune fille est grave, mal à l’aise d’être ainsi mise à l’honneur. On accueille les réfugiés de la ville dans les fermes qui dépendent du château mais chacun doit rester à sa place. J’ignore bien sûr le nom du photographe.
Comme il est aisé de jouer les devins a posteriori ! A cinq cents kilomètres de là, un jeune garçon dont pour le moment elle ignore tout est lui aussi réfugié dans une ferme. En ville, on est encore rationné. Une cousine se moquera de l’épaisseur de beurre qu’il met sur ses tartines.
Les deux jeunes gens sont opposés en tout, éloignés géographiquement, la probabilité qu’ils se rencontrent est infime. Mais les chaînes causales sont depuis longtemps en marche. Au bord d’un chemin vicinal qui n’a pas encore reçu l’asphalte, au piémont sud du Luberon, un amandier a déjà son feuillage tendre. Il a gelé sur les fleurs, pas d’amandes cette année. Une autre fois sans doute.