Où ai-je lu qu’un individu, après son décès, continuait à exister pendant un siècle environ, dans le souvenir de ses descendants, avant de disparaître dans l’oubli complet ? Je parle ici bien sûr des gens du commun, de ceux qui n’ont inscrit leur nom sur aucune œuvre immortelle, qui n’ont commis aucun crime digne d’être inscrit dans les annales, à qui aucun monument n’a été élevé.
Partent d’abord ceux qui les ont côtoyés, ceux qui ont respiré le même air, puis ceux qui les connaissaient par ouï-dire, de seconde ou de troisième main. Leur image s’amenuise, puis s’efface. Restent quelques photographies jaunies, sur lesquelles bientôt plus personne ne sait mettre de noms, quelques lignes dans des registres poussiéreux.
L’un de ces hommes posant devant l’objectif du photographe sur la terrasse du Grand Café Glacier de Saint-Hippolyte-du-Fort est mon grand-père. Pas le buveur d’absinthe désinvolte, ni le rouleur de cigarette qui a glissé sa canne entre les pieds de la table de marbre et qui seul sourit à l’appareil, mais l’élégant aux jambes croisées, à la table de droite. Sa main gauche tient une cigarette qui le tuera, avec quelques milliers d’autres et d’aussi nombreux petits verres, quatre mois avant ma naissance, après qu’il aura échappé par miracle à la boucherie de Verdun.
Des autres je ne sais rien. Existent-ils encore un peu, souvenirs de souvenirs, dans la mémoire de leur famille, comme les dieux antiques survivent, dans le Malpertuis de Jean Ray, grâce à ceux qui prononcent encore leur nom ?