C’est de cette époque et de ce lieu que datent mes plus anciens souvenirs. Avant, Nîmes et Grasse, c’est un brouillard d’images dont je ne sais pas démêler ce qu’elles doivent à la mémoire ou aux récits qu’on m’en a faits.
Les enfants d’alors ne vivaient pas dans les maisons. Ils y mangeaient – cette nécessité biologique me paraissait alors une perte de temps – ils y dormaient et voilà tout. De fait, ils n’avaient rien à y faire, que d’être dans les jambes de leurs mères. Mes parents possédaient déjà un poste de télévision, mais le village n’étant pas encore raccordé à l’électricité, l’objet trônait, silencieux, dans un coin.
En dehors des heures d’école, de repas et de sommeil, la liberté était à peu près complète d’arpenter un territoire presque vierge, peuplé d’animaux sauvages ou à-demi domestiques. pâturages et maquis, et la mer dont on se méfiait. Un âne ou une chèvre s’aventurait parfois dans le pré qui nous servait de cour de récréation. On allait en bande voir dépecer la vache qu’on suspendait pour ce faire aux basses branches d’un chêne. Rien ne nous choquait de ce spectacle. On n’écartait les enfants que pour la mise à mort, dont on entendait pourtant le choc sourd.
J’ai revu la minuscule école où j’ai fini d’apprendre à lire. Mon père m’avait déjà confectionné un abécédaire où chaque lettre était illustrée d’un dessin de sa main, merveilleux, forcément merveilleux n’est-ce pas, pour un enfant de ce temps d’images rares. Bien sûr, le cahier a disparu, mais je donnerais beaucoup pour le revoir. Et oui, j’étais encore, mais pour peu de temps, fils unique. J’avais donc pris beaucoup d’avance et je déchiffrais déjà les étiquettes des boîtes de conserves, et généralement tout écrit qui passait à ma portée. Cette manie ne m’a pas quitté.
La vieille école est désaffectée, et celle qui l’a remplacée est déjà vieille.
Bernard Alteyrac 