Un dimanche à Florence. Banques fermées, plus une lire en poche. Un quidam nous indique que les grands hôtels changent parfois.
Nous voilà devant l’entrée du Savoy. Nous traînons dix minutes devant la porte à tambour, hésitant à entrer dans le palace avec nos jeans et nos tee-shirts dans lesquels nous dormons depuis trois jours. Dans le hall, un type déguisé en général Tapioca nous regarde en se demandant visiblement s’il doit faire donner la garde. Je bredouille : « Cambiare soldi ? » Il nous indique la caisse de sa main gantée de blanc.
Le caissier : un mètre quatre-vingt-dix, costard Armani, beau comme Vittorio Gassman. Cette fois, j’ai peaufiné la phrase : « E possibile cambiare soldi ?
— Certainement, Monsieur, répond Vittorio avec un accent qui le ferait admettre sans examen à la Comédie Française. Quelle somme désirez-vous changer ? »
Normalement une humiliation pareille suffit pour que L. pique son sprint. Le sprint, c’est sa technique : quand il se trouve dans une situation embarrassante, L. court. Deux solutions pour celui qui reste : tenter de bafouiller une explication à sa conduite bizarre ou courir avec lui. En voyage avec L., les situations embarrassantes ne manquent pas. A défaut, il les fabrique. Aussi je le surveille du coin de l’œil, tandis que je constate finement :
— Oh ! Vous parlez français…
Nous sondons les poches de nos jeans et posons sur le comptoir un très petit tas de billets froissés. A la vue de cette somme ridicule – ici ça doit être le prix du petit déjeuner – Vittorio, qui a déjà sorti un formulaire et un Mont Blanc, semble grandir encore, tandis que nous nous ratatinons de plus en plus.
Et d’une voix suave, laquelle contient tout le mépris de la valetaille pour le va-nu-pieds, il nous assène :
— Quel est le numéro de votre chambre ?
Cette fois c’en est trop, L. prend la tangente au pas de gymnastique, me laissant seul devant le caissier qui ouvre des yeux ronds. Je rafle notre misérable pécule et lui emboîte le pas, sans un regard à Vittorio.
Sortir en courant par une porte à tambour est impossible, c’est sans doute pour cela qu’elles sont faites. En sortir avec dignité requiert une longue expérience. D’abord éviter d’entrer à deux dans le même compartiment, car alors celui qui est devant pousse tandis que celui qui est derrière reçoit la porte suivante dans les talons et bloque le tout. Finalement l’odieux mécanisme nous recrache dans la rue, toujours fauchés, mais hilares et de plus en plus affamés.