4CV

Saint-Canadet. Encore un lieu central dans ma vie. Je n’y ai passé que quelques semaines que l’élasticité du temps dilate à l’infini. A cette époque, et même en 1960 quand j’y retourne, le village est presque semblable à ce qu’il était avant la Grande Guerre. Les troupeaux se pressent dans l’unique rue, la remplissent de bord à bord. Ce n’est pas pour les touristes que le voisin attelle son cheval. Il a l’indulgence de laisser les enfants grimper sur le plateau. Cinquante ans plus tard, je reconnaîtrai du premier coup son regard bleu.
Mon oncle coupe lui-même ses fagots et va chercher l’eau à la fontaine pour faire son pain. Il va ensuite le livrer pour quelques centimes, avec son triporteur, dans des fermes lointaines. L’après-midi, il dort, et si nous passons dans la maison il faut faire silence. Les femmes lavent le linge au lavoir, été comme hiver, à genoux dans des caisses mal rembourrées. Physiquement, la vie est dure, l’effort est constant. Pourtant, c’est l’image d’un bonheur intense qui ressort de cette petite série d’images de 1957. Est-ce que je cède à la tentation de repeindre le passé en rose ? Non, il y a du sombre aussi et je le sais. Mais il y a sans doute, dans l’air, la certitude que la guerre, ce fléau encore si proche et dont on parle chaque jour, s’éloigne.
Mes parents bénéficient d’une provisoire aisance. Le choix s’est présenté d’acheter une petite maison dans le village ou bien une voiture. C’est la liberté de mouvement qui a gagné. Je n’aimerai guère la vaillante 4CV. Assis à l’arrière, à peine séparé par un mince dossier du moteur et de son odeur écœurante d’huile chaude, sur les routes vertigineuses et infiniment tournoyantes de la Corse, j’obligerai souvent mon père à s’arrêter pour me laisser restituer mon déjeuner à mère Nature.

Un jour, ma grand-mère passera la voiture à l’encaustique et la fera briller comme un miroir.